Sabine Blanc

journaliste web

Voyage à Capitalismopolis avec J. G. Ballard

Entre 2008 et 2010, la maison d’édition Tristam a eu l’excellente idée de traduire et publier l’intégralité des nouvelles du génial écrivain britannique J. G. Ballard (Tome 1, tome 2 et tome 3). Deux m’ont particulièrement marquée car Ballard évoque, avec une fascination ambiguë, ce qui forme la quintessence du capitalisme ultra-libéral issue de la révolution industrielle, selon lui : contrôle du temps, publicité, automobile, délinquance... Son ambiguïté est aussi, à certains égards, la nôtre, en cette période où la “transition énergétique” est devenue le dernier motto loué à droite comme à gauche mais sans que l’on en tire vraiment les conséquences.

“Notre maison brûle et nous regardons ailleurs”, avait déclamé Jacques Chirac dans un discours resté célèbre. Ballard semble plutôt dire : “Notre maison brûle et nous regardons danser ce feu, incapable de détourner le regard devant sa beauté maladive.”

Les deux nouvelles, Chronopolis et L’ultime cité, écrites à 16 ans d’intervalle, 1960 et 1976, se répondent en miroir. Le titre, déjà, qui place la ville au centre du récit, une ville mythologique.
Dans leur structure narrative, ces récits offrent de fortes similitudes. Dans les deux cas, l’action se situe dans un futur d’anticipation, où l’humanité a fait sa révolution. Le héros va transgresser les interdits imposés par les nouvelles organisations pour, dans un élan d’hybris, remettre en marche ce vieux monde périmé. Ils éprouvent tous les deux une fascination pour le type de vie produit par ces sociétés, grâce à leurs fondements aux valeurs viciées.

Cachez cette montre que je ne saurais voir

Chronopolis prend pour point de départ une ville où la mesure du temps est devenue interdite : détenir une montre est un crime et la “police du temps” veille au grain.
D’abord intrigué par l’interdit, Conrad, le jeune héros, se prend vite de passion pour la mesure du temps. Le tabou le fascine autant qu’il lui semble incompréhensible. Les explications d’un de ses professeurs, Stacey, le laisse dubitatif :

Il est contraire à la loi d’avoir une arme à feu parce qu’on pourrait tuer quelqu’un. Mais comment faire du mal à quelqu’un avec une horloge ?
N’est-ce pas évident ? On peut le chronométrer, savoir exactement combien de temps il met à faire quelque chose…
Et alors ?
Ensuite, on peut le forcer à aller plus vite.

Comme Chaplin dans Les Temps modernes, Ballard élabore une fiction métaphorique sur un phénomène analysé entre autres par l’historien anglais Edward P. Thompson : le passage du "temps-horloge" au " temps-nature " de la révolution industrielle.


Flickr CC by nc nd Grant

Conrad parvient à se fabriquer sa propre montre, que Stacey repère. Il lui propose de faire un retour dans le temps, dans une zone de la ville abandonnée peuplé de cadavres d’horloges : Chronopolis. Pressé de questions par Conrad, Stacey lui explique comment marchait ce monde d’avant : réglé selon l’horloge centrale, les journées s’écoulaient programmées minute par minute selon la qualité sociale des personnes.
Loin d’être révulsé, Conrad ne comprend pas comment les citoyens ont pu y mettre fin par leur révolte. La nouvelle emprunte un procédé cher au conte philosophique, en l’inversant : la posture du Candide étranger, utilisé par exemple dans Les lettres persanes pour dénoncer les abus du régime monarchique français. Sauf que là, le Conrad-Candide admire cette dictature du temps et les explications de son professeur le laisse de marbre :

“Les gens qui vivaient ici devaient des géants. Ce qui est vraiment remarquable, c’est que tout a l’air d’avoir été abandonné hier. Pourquoi n’y revenons-nous pas ?
“Et bien, à part le fait que nous ne sommes plus assez nombreux aujourd’hui, même si nous l’étions, nous ne pourrions pas contrôler cette ville. À son apogée, c’était un organisme social incroyablement complexe. Il est difficile d’imaginer les problèmes de communication en se contentant de regarder des façades vides. La tragédie de cette ville, c’est qu’il semblait n’y avoir qu’une façon de les résoudre.
On les a résolus ?
Oh, oui, certainement. Mais en ne tenant pas compte du facteur humain dans l’équation. Réfléchis aux problèmes qui se posaient. Transporter quinze millions d’employés de bureau vers le centre et retour chaque jour, acheminer un flot ininterrompu de voitures, de bus, de trains, d’hélicoptères, installer des vidéophones dans tous les services, sur presque chaque bureau, munir chaque appartement de la télévision, de la radio, de l’électricité, de l’eau, nourrir et divertir ce nombre fabileux de gens, préserver leur bien-être et leur sécurité avec des services, auxiliaires, police, pompiers, hôpitaux… tout cela tournait autour d’un seul facteur.”

Stacey montra le poing à la grande tour de l’horloge.
“Le temps ! Ce n’est pas qu’en synchronisant chaque activité, chaque pas en avant ou en arrière, chaque repas, arrêt de bus et appel téléphonique que l’organisme pouvait se maintenir.”
Il détaille ensuite le système de programmation mis en place pour réguler cette bureaucratie du temps kafkaïenne. Une forme de smart city big brother big ben, où il est interdit d’utiliser le robinet ou les transports hors des plages définies.

Échos de fab lab

L’ultime cité décrit une société post-épuisement des ressources fossiles : les humains se sont réorganisés en villages autonomes où la technique est au service de mère Nature (et pas l’inverse) :

“Une fois épuisée les réserves mondiales de combustibles fossiles, une fois vidées les dernières mines de charbon, une fois les derniers pétroliers rentrés au port, les centrales électriques et les réseaux ferroviaires, les chaines de montage et les aciéries avaient fermé pour la dernière fois et l’ère post-technologique avait commencé.”

“Ces groupes de colons - médecins, chimistes, agronomes, ingénieurs -, réduits en nombre mais déterminés, étaient partis s’installer dans les zones rurales reculées, décidés à créer la première société agraire scientifiquement évoluée. En une génération, ils avaient réussi, comme d’innombrables communautés du même type établies autour des grandes cités, à construire leur paradis pastoral, mariage forcé d’Arcadie et d’une technologie perfectionnée.”

Point de commerce mais du néo-artisanat boosté à la technologie, qui anticipe furieusement le mouvement de la fabrication personnelle numérique -DIY, fab lab, makerspace, etc- et son corollaire, la décroissance :


À Garden city, les magasins étaient rares : tout ce dont on pouvait avoir besoin […] était commandé directement à l’artisan qui le dessinait et le fabriquait selon les exigences précises du client. À Garden City, tout était si bien fabriqué qu’il durait éternellement.

Mais une ville fonctionnant sous l’ancien modèle demeure, à portée de coucou, vers laquelle Halloway, le héros, est irrésistiblement attiré. Il faut dire qu’il trouve ses concitoyens un tantinet… ennuyeux :

Avait-il vraiment passé toute sa vie avec ces gens tranquilles, civilisés et anémiques ?

Un mépris que partage aussi Conrad :

Sans elle (un clepsydre), il se sentait aller à la dérive, naufragé dans les limbes gris inutiles d’événements atemporels. Son père commença à lui sembler oisif et stupide, à toujours rester sans rien faire et sans la moindre idée de ce qui allait se passer.


Flickr CC by nc nd #tom #malavoda]

Les deux personnages entreprennent de réallumer ces vestiges du passé, aidés par des acolytes à moitié fous. Conrad en remettant en marche les horloges, Halloway les bars, les magasins, la publicité, les voitures, la délinquance… :

“Une force de police importante était, au même titre que la pollution et un taux élevé de criminalité, une caractéristique essentielle de la vie urbaine.”

Pour connaître l’épilogue, une solution : acheter les ouvrages, cela fait un très beau cadeau de Noël !

27 octobre 2015

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