Sabine Blanc

journaliste web

Despentes, (dé)connectée, forcément (dé)connectée

[Ceci est une analyse à l’emporte-pièce qui n’a d’autre prétention que d’être une analyse à l’emporte-pièce, essentiellement basée sur des impressions de lecture et des pomme F « Internet » dans les e-pub de King Kong Théorie et de la trilogie Vernon Subutex.]

Ce serait un beau sujet de mémoire de littérature moderne : Internet dans l’œuvre de Virginie Despentes, et plus largement, le numérique. Je lis trop peu de livres contemporains pour affirmer que l’écrivaine est l’un·e de ceux·celles qui intègrent le plus ces technologies dans son œuvre. Elle les intègre beaucoup, c’est certain, de façon naturelle, et avec une finesse dans la compréhension des enjeux dont ferait bien de s’inspirer Alain Finkielkraut.

Le temps des études étant largement dépassé pour moi, et à défaut d’une interview dont nous avons longtemps rêvé avec Alexandre Léchenet pour feu Nichons-nous dans l’Internet, voici en vrac quelques notes sur le sujet.

J’ai employé à dessein le terme « écrivaine » et pas « romancière », plus restrictif, écrivaine féministe pour être plus exacte. Internet et son cousin dégénéré le Minitel jouent en effet un rôle clé sur un point controversé de sa pensée féministe : la prostitution comme choix de métier rationnel et respectable, tout autant voire plus que caissière de supermarché ou femme de ménage, broyée par et pour le système capitaliste.

Elle les voit comme un outil d’empowerment féministe, c’est écrit avec la plus grande clarté dans son essai King Kong théorie. Au passage, elle souligne le moteur qu’est le sexe dans le développement des communications électroniques (coucou Xavier Niel et Marc Dorcel) :

« En 1991, l’idée de me prostituer m’est venue par le Minitel. Tous les outils de communication modernes servent d’abord au commerce du sexe. Le Minitel, cet avant-goût du net, a permis à toute une génération de filles de se prostituer occasionnellement dans des conditions assez idéales d’anonymat, de choix du client, de discussions de prix, d’autonomie. Ceux qui cherchaient à payer pour du sexe et celles qui voulaient en vendre pouvaient se contacter facilement, se mettre d’accord sur les modalités. Les hôtels payables par carte bleue achevaient de rendre le deal facile à conclure : les chambres étaient cleans, à prix modérés, et on ne croisait personne à l’entrée. »

La suite renvoie à des débats très actuels sur la régulation des contenus :


« Le premier boulot que j’ai fait sur Minitel, en 89, consistait justement à surveiller un serveur, j’étais payée pour déconnecter tous les intervenants tenant un discours raciste ou antisémite, mais aussi les pédophiles, et enfin les prostituées. On s’assurait que cet outil ne serve pas aux femmes qui voulaient disposer librement de leur corps pour en tirer de l’argent, ni aux hommes qui pouvaient payer et désiraient demander clairement ce qu’ils cherchaient, sans passer par la case baratin pour l’obtenir. Car la prostitution ne doit pas se banaliser, ni s’exercer dans des conditions confortables. »

La trilogie Vernon Subutex aborde tous les enjeux majeurs d’Internet. Il sous-tend la trame de l’œuvre, sert son intrigue, porte son propos politique. S’informer, communiquer, consommer, gagner sa vie, aimer, baiser, stalker, tuer… tout y passe. Logique, pour une œuvre souvent décrite comme une fresque sur notre époque.

Le droit à la connexion

Dès la page 1, la connexion à Internet est placée au rang de bien de base :

« Il n’y a rien manger dans ses placards. Mais il a conservé son abonnement à Internet. Le prélèvement se fait le jour où tombe l’allocation logement. Depuis quelques mois, elle est versée directement au propriétaire, mais c’est quand même passé jusque-là. Pourvu que ça dure. »

La page aurait pu être citée dans les débats sur la loi Lemaire. L’ancienne secrétaire d’Etat au Numérique n’a d’ailleurs pas manqué de pointer :

La crise de l’industrie musicale

Le parcours du héros, ancien disquaire qui a dû fermer boutique, est emblématique de la crise de l’industrie du disque issue de l’arrivée d’Internet. C’est résumé de façon sanglante, avec un penchant user-centric :

« Vernon était pourtant bien placé pour saisir l’importance du tsunami Napster, mais jamais il n’avait imaginé que le navire s’enfoncerait d’une seule pièce.
D’aucuns prétendent que c’était karmique, l’industrie avait connu une telle embellie avec l’opération CD - revendre à tous les clients l’ensemble de leur discographie, sur un support qui revenait moins cher à fabriquer et se vendait le double en magasin… sans qu’aucun amateur de musique n’y trouve son compte, on n’avait jamais vu personne se plaindre du format vinyle. La faille, dans cette théorie du karma, c’est que ça se saurait depuis le temps, si se comporter comme un enculé était sanctionné par l’Histoire. »

La Bérézina commerciale en phase finale, c’est sur eBay que Vernon Subutex vend ses derniers vinyles, affiches, tee-shirts…

Un peu plus loin, la démocratisation de la diffusion de la musique en ligne est évoquée, le passage de la rareté à l’abondance :

« Il n’en pouvait plus de toutes ces nouveautés, ça n’arrêtait jamais, pour suivre il eût fallu se mettre sous perfusion sur la Toile et ingérer de nouveaux sons, sans temps de repos. »

Quant à la Hadopi, elle est expédiée en une phrase lapidaire :


« Ils ont reçu un courrier Hadopi prévenant qu’il devait arrêter de télécharger, il l’a foutu à la poubelle, sans un mot. »

La déconnexion

Plus que la connexion, c’est bien la déconnexion le thème central de l’œuvre. Les « convergences » se déroule dans des lieux où la connexion est interdite. Ainsi en a décidé la Hyène, personnage récurrent dans les textes de Despentes.

De son métier, la hyène est pourrisseuse de réputation et en sait long sur la façon dont Internet peut être utilisée à mauvais escient :

« Et la Hyène avait vite capté qu’il y avait de l’argent à se faire, mais que dire du bien ne serait pas le plus lucratif.

« Elle avait racheté un répertoire de fausses identités à un ancien collègue, qui en avait soupé de passer son temps à laisser des commentaires débiles sur des sujets débiles. Elle avait récupéré une cinquantaine de pseudos – pour être crédibles, il faut que les messages soient signés par des internautes inscrits depuis longtemps sur un serveur, et qui ont des Facebook, un compte Twitter. Qui paraissent exister, si on se donne la peine de les chercher sur Google. Pour le reste, c’est une question de ne pas avoir peur de changer d’adresse IP, et réussir à garder le fil de qui dit quoi sur quel ton d’un commentaire à l’autre. […]

Elle pourrit, à la demande, tel artiste, tel projet de loi, tel film ou tel groupe électro. À elle seule, en quatre jours, elle débarque comme une armée. Elle a notoirement épaissi son cahier de fausses identités, et sans se vanter, sa connerie est virale. Elle te pourrit la toile en quarante-huit heures : sur la place de Paris, à sa connaissance, personne n’a son efficacité. Ensuite, ça roule tout seul – les journalistes regardent Twitter et les commentaires, et se sentent obligés de tenir compte des conneries qu’ils y trouvent. »

Pour la Hyène, Internet = danger, alors le meilleur moyen d’avoir la paix, c’est de se couper du réseau :

« Et on ne peut pas dire que la Hyène plaisante avec la clandestinité. Elle a posé un veto strict sur toute tentative de communication par Internet, comme sur l’idée d’ouvrir un blog et d’échanger des messages via les commentaires.
D’après elle, seuls les enfants de chœur, les perdreaux de l’année, les candides et les imbéciles imaginent qu’on peut échanger des messages sans être repérables. Sélim avait imaginé passer par le darknet et s’était fait recevoir « et t’expliqueras comment que t’as Tor sur ton ordinateur, le jour de la perquisition ? Déjà, Linux, ils se disent que tu caches quelque chose… Laisse-la vivre, la petite. Elle est bien. Arrête de t’inquiéter ».
Ça a surpris Vernon que la Hyène décide de vivre avec eux. C’était son idée de se passer de toute connexion Internet, d’interdire téléphone, portable – tout matériel traçable. Personne n’avait réalisé l’importance que ça prendrait. »

Plus loin, Despentes fait dire à un autre personnage, Max :

« Les jeunes, Internet, ils vont être surpris de comment ça va leur claquer à la gueule – ils n’ont toujours pas compris qu’on voit ce que tu fais, il suffit de s’intéresser à ton cas. »

Société de la surveillance, de la suspicion généralisée, anonymat, traces, (impossible) furtivité, autant de thèmes qui font échos aux marottes d’Alain Damasio. Une vision extrêmement pessimiste d’Internet, cloué au pilori à la fin du roman :

« Peu adaptables, techniquement retardés, les Européens étaient dépendants d’Internet – une intelligence globale rudimentaire, qui les connectait. »

Les errances fraternelles de La Horde du Contrevent ne sont pas loin, avec un penchant pour le low tech (aka frugalité technique), assimilée à la possibilité d’une forme de liberté :


« Les adeptes des convergences profitèrent de la confusion consécutive à l’arrêt définitif de l’usage des énergies électriques : accoutumés à vivre dans l’obscurité, à se déplacer pour éviter les hivers rigoureux, à s’orienter aux étoiles et à communiquer de façon rudimentaire, ils étaient avantagés. »

Formes classiques d’écriture

Curieusement, Virginie Despentes ne s’est guère aventurée dans des formes numériques d’écriture. Elle a juste tenu un blog de 2004 à 2005, mis à jour quotidiennement, fermé suite à un piratage. À l’époque, elle est revenue en détail dans une interview sur cette expérience, affirmant notamment :

« Je pense que les futurs auteurs importants viendront du blog, assurément. »

Sans surprise, elle déclarait :

« Mais au web je suis addict depuis que j’ai le haut débit. Et ça va en s’aggravant chaque année. »

Comme toute addiction, elle a une toxicité, que Virginie Despentes semble juger élevée de nos jours.

Forcément, Xavier de la Porte a consacré une chronique sur le sujet.

9 août 2017

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